Le gouvernement Borne isolé et la Vème République fragilisée, stopper la réforme est encore possible

Engagée il y a trois mois, la lutte contre la réforme des retraites du gouvernement Borne a donné lieu à une formidable mobilisation populaire à laquelle nous, Parti de Gauche du Rhône, avons vivement participé. Ce sont jusqu’à trois millions et demi de manifestants qui sont descendus dans la rue dire leur rejet de cette contre-réforme, confirmant son impopularité extrême dans la population et particulièrement chez les salariés. Pourtant, le gouvernement y est resté sourd. Même à l’Assemblée nationale, il a dû recourir au tristement célèbre article 49 alinéa 3 pour l’imposer ! Il est pourtant toujours possible de stopper ce projet de loi qui risque d’avoir des conséquences mortifères, et cette dérive autoritaire du gouvernement montre la perte de légitimité du gouvernement et de la Vème République comme nous allons l’expliquer dans ce qui suit.

L’article 49 alinéa 3, ou comment forcer la main des députés

Rappelons d’abord ce qu’est exactement l’article 49 alinéa 3. L’Assemblée nationale a pour mission de contrôler l’action du gouvernement, comme l’établit l’article 24 de la Constitution de la Vème République ; il est responsable devant elle, il doit lui rendre des comptes, comme dans tout régime parlementaire. L’article 49 regroupe les cas où l’Assemblée nationale peut obtenir sa démission : soit parce que le gouvernement s’est engagé sur un vote de confiance devant elle (alinéa 1), soit parce qu’elle décide spontanément de voter une motion de censure à son encontre (alinéa 2), soit parce que le gouvernement veut faire adopter un projet de loi sans passer par un vote ni des amendements, auquel cas le seul moyen pour l’Assemblée nationale de l’arrêter est le vote d’une motion de censure. La motion de censure doit être déposée dans les vingt-quatre heures par au moins un dixième des membres de l’Assemblée nationale ; seuls sont comptés les votes favorables à la censure du gouvernement, de sorte que les abstentions comptent comme défavorables à la motion de censure… Ce sont donc des conditions très restrictives, qui rendent très improbable qu’un gouvernement soit démis par l’Assemblée nationale. Dans la pratique, celle-ci a en réalité très peu de contrôle sur le gouvernement dans la Vème République. De fait, sous la Vème République, il n’y a eu qu’un seul gouvernement renversé par une motion de censure de l’Assemblée nationale : le gouvernement Pompidou de 1962, dans un contexte de grave crise politique alors que le Président de Gaulle détournait l’article 11 de la Constitution pour imposer l’élection du Président de la Vème République au suffrage universel sans passer par la procédure de révision constitutionnelle prévue par l’article 89 -de Gaulle avait alors riposté par la dissolution de l’Assemblée nationale.

L’article 49 alinéa 3 donne ainsi aux députés le choix entre accepter un texte qu’ils refusent et prendre le risque de provoquer la démission du gouvernement, au risque que le Président de la République décide de se venger en dissolvant l’Assemblée nationale comme l’a fait de Gaulle. C’est avant tout un instrument du gouvernement pour contraindre les députés qui ne voudraient pas sa chute ou craindraient de perdre leur mandat en cas de législatives anticipées mais seraient réticents sur un texte en particulier. 

L’isolement du gouvernement Borne

L’article 49 alinéa 3 est donc un instrument auquel recourt un gouvernement qui se sait en situation de faiblesse sur un projet de loi : si le gouvernement Borne y a recouru, c’est parce qu’il sait qu’il risque d’être minoritaire à l’Assemblée nationale comme il l’est déjà dans la rue ! Il n’a en effet qu’une majorité relative à l’Assemblée nationale, c’est-à-dire que le groupe Renaissance est celui qui compte le plus de députés mais qu’il ne peut pas être majoritaire à lui seul. Or sur ce projet de réforme des retraites, le gouvernement Borne risquait d’être mis en minorité : les députés du groupe France Insoumise, dont celles et ceux du Parti de Gauche, sont bien sûr contre ; c’est également le cas des autres groupes de députés participant à la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES), PCF, PS et EELV ; mais à droite et à l’extrême-droite, les groupes LR et RN se sont également prononcés contre, bien qu’ils aient déjà défendu l’allongement de la durée de cotisation à plusieurs reprises -nous nous souvenons avoir bataillé contre la réforme Sarkozy… Ces groupes ont tout simplement peur de la colère populaire, à juste titre. L’usage du 49 alinéa 3 visait alors à intimider notamment les députés LR, qui pouvaient craindre de ne pas être réélus en cas de dissolution de l’Assemblée nationale. 

Cela a d’abord semblé fonctionner : Éric Ciotti, le président de LR, s’est prononcé contre toute motion de censure, prouvant que son opposition au texte n’était que de façade.

Et pourtant ! Et pourtant, cela n’est pas passé loin : la motion de censure déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires est passée à seulement neuf voix d’obtenir la démission du gouvernement Borne ! C’est-à-dire qu’une part importante des députés LR ont voté pour elle malgré la consigne de leur président. À raison : la colère du peuple est immense, manifestée par les rassemblements spontanés depuis l’annonce du recours au 49_3, contre lesquels se déchaînent une fois de plus les violences policières. Le gouvernement Borne ne tient plus qu’à un fil !

La réforme peut encore être stoppée

Cette séquence aura donc coûté très cher à la légitimité démocratique du gouvernement. Et elle ne sauvera peut-être même pas la réforme : bien qu’adoptée par l’Assemblée nationale, il est encore possible de l’arrêter par deux moyens.

Le premier est le contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel a en effet été saisi, à juste titre puisque cette contre-réforme a été présentée non pas comme un projet de loi ordinaire, mais glissée dans un projet de loi de financement de la sécurité sociale selon les conditions prévues par l’article 47-1, ce qui lui a permis de raccourcir le temps de débat au Parlement à cinquante jours au maximum : ce n’est pas sa place, et il s’agissait là encore de contourner  le rôle du Parlement dans le contrôle de la loi, comme l’expliquait le vidéaste Le Stagirite. Néanmoins, cela ne dépend pas de nous.

Le second moyen est le rapport de forces, par lequel Macron pourrait être contraint de renoncer à promulguer cette loi, quand bien même elle a été adoptée au Parlement : c’est ce qui s’est passé pour le Contrat Première Embauche sous Jacques Chirac. Les manifestations spontanées de colère par la dégradation d’équipements publics des collectivités territoriales ne le contraindront pas : elles ne coûtent d’argent ni à l’État central, ni à la bourgeoisie, et elles laissent intactes les centres de pouvoir. Le moyen le plus efficace à notre disposition pour faire plier Macron est le blocage de l’économie par la grève reconductible, dans autant de secteurs que possible. Le capitaliste a besoin d’un mouvement de circulation continue : il investit son capital, qui à l’origine se trouve sous forme d’argent, dans du travail et des moyens de production pour produire un bien ou un service, vend ce bien ou ce service à un autre capitaliste qui en a besoin pour produire à son tour ou aux consommateurs, obtient de l’argent qu’il peut utiliser pour investir à nouveau et en conserver une partie pour s’enrichir ; que ce mouvement de circulation du capital se bloque et il se met à perdre l’argent qu’il a investi, faute de pouvoir poursuivre la production ou écouler ses marchandises. Or Macron est au service des capitalistes et ne s’en cache pas : ils peuvent le pousser à renoncer à cette contre-réforme, qui n’a aucune nécessité économique ou financière comme nous l’expliquions dans notre article précédent.

La crise de légitimité de la Vème République

Nous appelons donc une fois de plus à joindre les mouvements de grève et les manifestations contre la réforme. Mais il faut voir au-delà. Ce que traduit cette colère massive contre le gouvernement Borne et le fait que celui-ci ait failli tomber alors que cela ne fait même pas un an que Macron est réélu, c’est la crise de la légitimité de la Vème République. L’élection présidentielle n’a rien réglé : un Président de la République a été réélu par défaut, par le rejet encore plus grand que suscitait la menace de l’extrême-droite face à lui au second tour de l’élection présidentielle, mais son projet est massivement désapprouvé comme l’illustre ce mouvement contre la réforme des retraites. Face à cette perte de légitimité, le gouvernement doit s’appuyer de plus en plus sur la force comme l’illustre l’arrestation de nombreux manifestants pacifiques, dont notre camarade de la France Insoumise Emma Fourreau.

Cette situation est l’illustration des logiques perverses auxquelles conduit la Vème République avec le pouvoir donné à un seul homme censé représenter à lui seul presque soixante-huit millions de Français plutôt qu’une assemblée ; le vote par rejet d’un candidat plutôt que par adhésion dénature les élections, et l’impossibilité du référendum révocatoire place les élus hors du contrôle démocratique pour la durée de leur mandat. Sur le plan des institutions politiques, la VIème République élaborée par une assemblée constituante reste notre horizon, comme le socialisme l’est pour l’économie.