La République Est Menacée : à propos de la loi de sécurité globale

Ce mardi 24 novembre, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi relative à la sécurité globale. L’ensemble des députés France Insoumise ont voté contre et Jean-Luc Mélenchon a annoncé que si cette loi était promulguée, il la ferait abroger s’il était élu à la présidence de la République. Cette proposition de loi a rencontré des oppositions même dans la majorité présidentielle ; elle a en revanché été votée par les huit députés du Rassemblement National. La polémique qu’elle suscite ne se limite pas à la France : le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et même la Commission européenne ont mis en garde contre les atteintes aux libertés qu’elle introduit.

Tout cela devrait alerter sur le danger représenté par ce texte. Il ne s’agit pas seulement d’une mesure liberticide de plus mais d’une atteinte grave à un principe fondamental de la République : la liberté d’informer. Et pour être comprise et combattue, cette atteinte doit être replacée dans son contexte : celui d’une lutte sociale dans le cadre de la Vème République.

L’article 24, un voile jeté sur les violences policières

C’est l’article 24 de cette proposition de loi qui a entraîné une telle alerte, à raison. D’autres articles visent à un transfert accru de compétences vers les polices municipales et les agents de sécurité privée, dans une logique contestable de dessaisissement de l’État central sur les questions de sécurité ; l’article 22 n’est guère plus rassurant, autorisant la surveillance massive par le moyen de drones, qui non seulement ouvre la voie à des dérives dangereuses mais en plus risque d’être peu efficace pour la sécurité en l’absence de moyens humains -là encore, cet article s’inscrit dans la continuité des politiques précédentes. L’article 24, en revanche, introduit quelque chose d’inédit et d’alarmant : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »

C’est à dire que l’on pourrait désormais être emprisonné pour avoir diffusé les images d’un policier permettant de l’identifier, y compris si ce policier est en train de commettre des violences ou de violer la loi d’une façon ou d’une autre. « Dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique », précise le texte, dans une vaine tentative de faire croire que le but serait de protéger les policiers de violences : mais comment doit-on évaluer si le but de la diffusion de ces images était de porter atteinte « à l’intégrité physique ou psychique » du policier ? La proposition de loi ne le dit pas. Le gouvernement a proposé de préciser « but manifeste » et d’ajouter « Sans préjudice du droit d’informer » au début de l’article, ce qui ne règle rien. Cette notion d’« intégrité psychique » est tellement floue qu’on pourrait invoquer que le simple fait de montrer un policier commettant des violences risque de porter « atteinte à son intégrité psychique » ! Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas été condamné pour avoir simplement crié sur des policiers au motif que cela leur aurait occasionné des cauchemars ? Cet article pourrait donc être utilisé pour condamner purement et simplement quiconque diffuse les images d’un policier identifiable en prétextant qu’elles auraient pour but de porter « atteinte à son intégrité physique ou psychique » : l’appréciation est volontairement laissée à la jurisprudence. Or, comparer les condamnations subies par des Gilets Jaunes et par des policiers impliqués dans des violences suffit à montrer que la justice n’est pas impartiale.

Le problème posé par cet article risque de toute façon de n’arriver que rarement devant les juges : c’est directement sur le terrain qu’il se posera si cette loi est adoptée. Les policiers ont en effet le pouvoir et le devoir d’empêcher une infraction, cela fait partie de leurs attributions de police administrative : or, qu’est-ce qui empêchera alors des policiers filmés en train de commettre des violences illégales de prétendre que la personne qui les filme le fait « dans le but qu’il soit porté atteinte à [leur] intégrité physique ou psychique » pour pouvoir l’interpeller ? Rien, évidemment. Grâce à cet article 24, c’est au contraire la personne qui aura cherché à avoir des preuves d’actes illégaux qui risquera d’être condamnée !

Il n’y a de toute façon pas besoin d’un tel article pour protéger les policiers : appeler à s’en prendre physiquement à un policier ou à le harceler est déjà condamné pénalement par la loi du 29 juillet 1881 ou encore par l’article 433-5 du code pénal relatif à l’outrage à agent. Évidemment et heureusement ! Outre que les policiers mobilisés pendant les manifestations, en armure et cagoulés, sont de toute façon peu reconnaissables. En revanche, l’histoire récente des mouvements sociaux en France montre que les manifestants, eux, ont besoin de protection contre les actes de certains policiers censés encadrer les manifestations : combien de vidéos ont-elles été diffusées de policiers frappant des manifestants ou des manifestantes à terre, tirant des grenades ou des balles de LBD sur des gens pacifiques ? Zineb Redouane a été tuée à son balcon par une grenade tirée par la police. Et combien d’autres, comme le Gilet Jaune Jérôme Rodrigues, ont été mutilés en de telles occasions ? Ce déchaînement de violences à l’encontre des manifestations est observable depuis le mouvement contre la loi El-Khomri. Il arrive heureusement qu’il fasse l’objet de condamnations judiciaires. Cela ne concerne d’ailleurs pas que les manifestations : que dire de Cédric Chouviat, simple livreur tué par des policiers pour lesquels il ne représentait aucune menace ? Ou de l’intervention qui a coûté la vie à Steve Maia Caniço ? C’est aussi filmer des interventions de policiers qui a permis de révéler l’affaire Benalla, couverte par l’Élysée. C’est tout cela que l’article 24 pourrait occulter.

En attendant, les violences policières ne font que repousser toujours plus loin les limites, comme galvanisées par le vote de cette loi : en témoigne l’attaque de la police place de la République le 23 novembre qui, non contente de détruire les tentes de réfugiés qui ont déjà tout perdu, a été jusqu’à frapper un journaliste couvrant l’évènement, Rémy Buisine. Le Ministre de l’intérieur M. Darmanin a déclaré que les images étaient « choquantes » : de toute évidence, c’est précisément pour cette raison qu’il défend un projet de loi qui pourrait empêcher qu’elles soient filmées.

Une remise en cause de valeurs fondamentales de la République

Or la liberté d’informer est centrale en République : dans un régime qui se veut au service de l’intérêt général, au service de toutes et tous, nous avons le droit d’être informés de ce que font nos gouvernants et de ce que font ceux et celles qui sont à leurs ordres, au premier rang desquels la police, puisque c’est elle qui exerce la violence légitime ; il n’y a qu’ainsi que l’on peut juger si le gouvernement sert bien l’intérêt général. Hélas, le gouvernement n’a aucune intention de défendre la liberté de la presse et la liberté d’informer en général : des journalistes ont été placés en garde à vue pour avoir voulu couvrir la manifestation contre la loi de sécurité globale ; qu’a trouvé à dire le Ministre de l’intérieur ? Que ces journalistes auraient dû se signaler à la préfecture ! Un journalisme sous le regard des préfectures, elles-mêmes représentant le gouvernement, sans quoi les journalistes risquent l’arrestation : voilà donc la « liberté de la presse » selon M. Darmanin !

Ce n’est pas que la liberté de la presse ait attendu cela pour être menacée : avec une poignée de grandes fortunes qui concentrent la propriété de la grande masse des médias français, il est évident que le capitalisme représente déjà et depuis longtemps une entrave massive à la liberté de la presse, dont témoigne la couverture honteusement déséquilibrée et parfois malhonnête de l’actualité politique et sociale -notre famille politique et les mouvements sociaux que nous avons soutenus en ont souvent fait les frais ! Mais il semble être désormais question de passer à la vitesse supérieure en créant une possibilité juridique d’empêcher la diffusion d’images de violences policières, faisant peser une menace même sur les médias alternatifs.

Néanmoins, ce qu’il y a d’encore plus grave que cette remise en cause de la liberté d’informer, c’est ce qu’elle sert à couvrir : car, enfin, la police n’aurait pas besoin d’un tel projet de loi si le pouvoir politique ne l’utilisait pas comme il le fait ! La police a une fonction en République : protéger citoyennes et citoyens en veillant à l’application de la loi. C’est une mission d’intérêt général et elle la remplit toujours en de nombreuses circonstances, heureusement. C’est ce que nous souhaitons pour la police et ce que souhaitent de nombreux policiers et policières. Seulement voilà : sous les derniers gouvernements, la police est utilisée comme organe de répression de mouvements sociaux légaux et pacifiques, comme une milice au service du gouvernement et de la classe dont il défend les intérêts. C’est pour lui faire remplir cette fonction que le gouvernement a besoin d’une police qui ne soit plus limitée par les libertés démocratiques. On peut se demander si le gouvernement réalise bien ce qu’il fait ainsi : quand des policiers se permettent de manifester devant le siège d’une organisation politique, en l’occurrence à laquelle nous participons, la France Insoumise, et devant le siège de Radio France, c’est qu’ils font pression dans le débat démocratique alors qu’ils sont censés être au service de la démocratie. Le gouvernement serait bien inspiré de se demander jusqu’où peut aller cette escalade : la majorité des policiers aujourd’hui ne votent pas pour LREM mais pour l’extrême-droite.

Vers un système qui ne tient plus que par la force

Si cette loi est promulguée avec son article 24, cela représentera donc un pas décisif vers un régime autoritaire sur le modèle de la Russie, de la Hongrie ou de la Turquie, où il existe un pluralisme politique mais où en pratique, les entraves à la liberté d’expression et l’utilisation de la police contre l’opposition visent à étouffer la contestation du régime en place. On ne peut se contenter de s’y opposer : il faut le comprendre pour savoir avec quel projet le combattre. Comment une telle dérive est-elle possible dans notre patrie, qui se veut « le pays des droits de l’Homme », que nous aimons pour son héritage révolutionnaire ?

Dans Le Prince, Machiavel représentait le pouvoir politique sous la forme d’un centaure, la partie humaine de la créature mythologique représentant le consentement combiné à la force représentée par sa partie animale : avec le déchaînement de violence à l’encontre des manifestants que visent à couvrir des mesures comme cet article 24 ou l’inscription des mesures d’état d’urgence dans le droit commun, le pouvoir actuel recourt de plus en plus à la force plutôt qu’à la recherche du consentement. Pourquoi ? Parce que le consentement est de plus en plus difficile à obtenir. Parce que nous sommes dans un contexte d’intensification de la lutte des classes : les gouvernements qui se succèdent depuis la crise de 2008 multiplient les contre-réformes destinées à assurer les profits de ceux qui possèdent l’essentiel de l’économie, les capitalistes, au détriment des salariés et de quiconque dépend des réseaux collectifs, c’est à cela qu’ont servi les réformes des retraites successives, les privatisations à outrance ou la loi El-Khomri ; ces attaques génèrent des mouvements sociaux destinés à leur faire barrage ainsi que des explosions de colère spontanées comme le mouvement des Gilets Jaunes, d’où le recours à la répression.

C’est là un phénomène qui se retrouve dans de nombreux pays du monde. La France représente cependant un cas particulier par rapport aux autres « démocraties occidentales » : dans aucune d’elles la police n’est aussi armée et aussi violente à l’encontre des mouvements sociaux, et cet article 24 reste sans équivalent. C’est qu’en France, nous avons la particularité de la Vème République. Là où l’exécutif peut être aisément démis de ses fonctions par le pouvoir législatif dans des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne, en France les conditions prévues par la Constitution pour une motion de censure à l’encontre du gouvernement (article 49) ou pour une destitution du Président de la République (article 68) sont si restrictives qu’elles le rendent quasi-impraticable, d’autant que le chef de l’État est pénalement irresponsable au cours de son mandat (article 67) ; cela se combine à la pratique du pouvoir telle qu’elle s’est instituée au-delà des règles écrites, avec la possibilité pour le Président de la République de démettre le Premier Ministre entrée dans les mœurs dès Charles de Gaulle et avec l’émergence d’une majorité stable à l’Assemblée Nationale, les députés étant devenus plus dépendants de leurs partis financièrement, comme le montrent les travaux de politistes comme Daniel Gaxie ou Bastien François. En France, le glissement vers un régime autoritaire est donc d’autant plus facile que les contrôles sur le pouvoir exécutif sont plus faibles qu’ailleurs.

On ne peut se contenter de dénoncer la dérive autoritaire du régime comme le fait le PS qui y a pourtant largement contribué lui-même lorsqu’il était au pouvoir : il faut lui opposer un projet, qui réponde à la situation qui l’a fait naître. Il ne faut pas être seulement contre elle mais aussi pour une alternative. Cette dérive est due aux politiques néolibérales auxquelles aboutit le capitalisme et au fonctionnement de la Vème République ; contre elles, nous portons notre projet, l’écosocialisme et la VIème République, que nous défendrons dans les mobilisations contre la loi de sécurité globale et à travers la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle.

Le Parti de Gauche du Rhône

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